Sergio Gutiérrez est un muraliste et un artiste au service des communautés de Montréal-Nord. Il trace des ponts à coups de pinceau pour donner la parole aux murs de Montréal-Nord qu’il transforme en toiles vivantes où s’entrelacent mémoire, identité et dialogue. Pour lui, peindre une murale dépasse l’acte créatif : c’est un geste ancré dans le tissu social, une manière de créer des liens et de marquer durablement l’espace montréalais, en complicité avec les différentes communautés et les organismes locaux.
Par Jobnel Pierre
Com C’est Nous (CCN). : Vous vivez et travaillez à Montréal-Nord depuis 15 ans. Vous êtes un artiste-muraliste d’origine chilienne. Comment votre art a-t-il évolué depuis votre arrivée dans l’arrondissement ? Montréal-Nord a-t-il influencé votre style ou vos thématiques ?
Sergio Gutiérrez (SG) : Je suis un artiste multidisciplinaire dont la pratique a considérablement évolué – ou plutôt explosé – au fil des années. Mon univers créatif touche à de nombreuses formes d’expression : la conception de défilés artistiques, la création de sculptures vivantes, l’organisation d’événements culturels, et bien sûr, la réalisation de murales.
Montréal-Nord a joué un rôle déterminant dans mon parcours. Ce territoire m’a offert l’opportunité de créer des manifestations artistiques d’envergure et de tisser des liens précieux avec la communauté : des artistes, des citoyens, mais aussi des acteurs institutionnels et associatifs.
Oui, on peut dire que l’ADN de Montréal-Nord a profondément influencé mon art, en le rendant plus ancré dans la réalité sociale, plus participatif et résolument tourné vers la collectivité.
Parcours, engagement et ancrage social
(CCN). Vous semblez déterminer à changer l’image de Montréal-Nord au moyen des murales. Comment choisissez-vous les lieux, les thèmes ou les personnages que vous représentez sur les murs de Montréal-Nord ? Vos murales sont très visibles dans l’arrondissement de Montréal-Nord. Que cherchez-vous à transmettre à travers elles ?
Sergio Gutiérrez (SG) : Une murale, c’est bien plus qu’une peinture sur un mur : c’est une œuvre collective. Elle représente la fusion des idées, des histoires et des émotions des participants qui m’accompagnent à chaque étape du processus créatif. Mon objectif est de traduire les voix et les visions des citoyens pour donner naissance à une œuvre qui leur ressemble, qui leur parle.
En intégrant la communauté dès le départ – artistes locaux, habitants, organismes – on crée des murales vivantes et porteuses de sens, des œuvres qui racontent des récits communs. Cette participation citoyenne ne se limite pas à la conception : elle crée un sentiment d’appartenance si fort que l’œuvre finale est respectée, chérie et protégée par ceux qui y ont contribué.
Chaque murale devient ainsi un symbole identitaire, une empreinte collective dans l’espace public.
CCN. : Vous êtes à l’origine de plusieurs initiatives artistiques à Montréal-Nord, comme la création du collectif Artistes en arts visuels du Nord de Montréal (AAVNM). Vous avez probablement travaillé avec des organismes communautaires. Quelle importance accordez-vous à la transmission et à la collaboration dans un arrondissement comme Montréal-Nord?
SG : Pour moi, la collaboration entre les organismes culturels et communautaires est essentielle. Elle permet non seulement de transmettre des connaissances artistiques de qualité, mais aussi de rendre la culture accessible et signifiante pour tous les citoyens.
Cette approche favorise la démocratisation de l’art, en créant des projets qui répondent aux réalités locales tout en valorisant la diversité des talents. Elle offre aussi un espace où les savoir-faire professionnels rencontrent les besoins communautaires, ce qui génère des activités enrichissantes, inclusives et ancrées dans la vie du quartier.
Certes, cette méthode n’est pas encore pleinement adoptée dans notre arrondissement, mais je suis convaincu qu’elle deviendra rapidement un modèle incontournable pour développer des initiatives culturelles durables et participatives. Unir nos forces, c’est renforcer le tissu social et faire rayonner la culture au cœur de la communauté.
Technique et processus créatif
CCN. : Votre inspiration naît de la matière elle-même que vous transformez en un langage visuel unique où la fragilité côtoie la force. Pouvez-vous nous décrire votre processus créatif, de l’idée initiale jusqu’à la réalisation finale sur le mur ? Quelles sont vos principales sources d’inspiration ? Y a-t-il des artistes, des mouvements ou des éléments culturels à qui vous avez une dette (reconnaissance) en matière de style?
SG : Je tiens à souligner que mon style personnel en peinture a évolué pour favoriser une participation citoyenne plus active dans le processus créatif. Bien que la différence entre mon expression artistique individuelle et la réalisation d’une murale collective soit évidente, l’essence de ma signature reste toujours présente.
Pour moi, impliquer la communauté est fondamental. Cela commence par une tempête d’idées (brainstorming) avec les citoyens afin de définir ensemble le fil conducteur de l’œuvre. Ce moment d’échange est essentiel : il permet de traduire les aspirations des participants tout en créant un véritable sentiment d’appartenance.
Ensuite, chacun peut contribuer à la hauteur de ses moyens et de ses envies : proposer des croquis, peindre certaines sections, ajouter des détails symboliques. Cette flexibilité rend l’expérience inclusive et enrichissante pour tous.
Enfin, j’interviens pour harmoniser l’ensemble et apporter les finitions nécessaires afin de donner à la murale un rendu professionnel et cohérent, tout en respectant l’âme collective qui l’habite.
Une murale, dans cette approche, n’est pas seulement une œuvre d’art : c’est un dialogue entre l’artiste et la communauté, une empreinte commune dans l’espace public.
CCN. : Votre processus de création semble être une méditation sur le temps : chaque maillon, chaque couture devient une trace du geste artistique et du rapport au corps. Quels matériaux et techniques utilisez-vous pour vos murales ? Est-ce que vous travaillez plutôt au pinceau, à l’aérosol, ou avec d’autres médiums mixtes ?
SG : Même lorsque les lignes semblent simples, le message demeure essentiel. Pour moi, une murale ne doit pas se limiter à un rôle esthétique : elle doit porter un sens, provoquer une réflexion et susciter un dialogue avec la communauté.
C’est pourquoi il est crucial de rencontrer les habitants et de comprendre leurs idées, leurs histoires et leurs valeurs. Ces échanges nourrissent la création et garantissent que la murale résonne avec l’identité du lieu et des personnes qui y vivent.
Mon médium de prédilection reste le pinceau, qui me permet d’apporter une dimension humaine et organique à l’œuvre. J’utilise des aplats de couleurs vives, des effets visuels dynamiques, et diverses techniques qui me permettent d’allier rapidité d’exécution et qualité artistique, un aspect essentiel pour des projets réalisés dans des délais restreints.
Chaque murale devient ainsi un symbole vivant, où la simplicité apparente des formes cache la richesse des idées et des voix qui l’ont inspirée.
CCN. : Votre technique distinctive de tissage de chaînes métalliques évoque à la fois l’orfèvrerie ancienne et une vision futuriste de la peau humaine. Du point de vue technique, vous êtes un créateur du beau. Comment vous adaptez-vous aux contraintes du lieu : taille du mur, surface, climat, environnement urbain?
SG : Pour un artiste muraliste, les défis sont considérables, quel que soit son parcours ou son expérience. Les contraintes commencent dès l’aspect financier : malgré l’existence de programmes de subventions, il est souvent nécessaire de trouver des montants importants pour couvrir les coûts de production, le matériel, l’équipement et parfois même la main-d’œuvre.
À cela s’ajoutent des exigences administratives complexes. L’artiste doit se conformer à des règlements municipaux stricts, répondre aux directives des arrondissements, obtenir des autorisations, respecter les normes imposées par les départements d’urbanisme et, parfois, négocier avec plusieurs instances décisionnelles.
De plus, la réalisation d’une murale implique une responsabilité à long terme : il est courant que l’artiste signe un engagement pour l’entretien et la préservation de l’œuvre pendant une période pouvant aller jusqu’à cinq ans. Ce qui signifie qu’au-delà de la création, il faut penser à la durabilité, à la protection contre les intempéries et à la restauration éventuelle.
En somme, il ne suffit pas d’avoir du talent pour se lancer dans l’art mural : il faut une solide capacité d’organisation, une compréhension des procédures, et surtout une passion inébranlable. Car créer une murale, c’est bien plus qu’un geste artistique : c’est un engagement artistique, social et institutionnel.
La liberté d’expression est un peu restreinte
CCN. : Quand vous travaillez sur une murale publique, comment faites-vous pour intégrer la voix des citoyens ou l’identité de Montréal-Nord dans votre œuvre ? Avez-vous déjà dû modifier une murale en cours de création à cause de réactions du public, de partenaires ou de défis techniques ?
SG : Dans le cadre d’une œuvre d’art public, il existe inévitablement des contraintes liées à la perception et au contrôle des messages. Les institutions et les commanditaires ont souvent tendance à encadrer le contenu pour s’assurer qu’il respecte des valeurs sociales, culturelles ou politiques prédéfinies.
Pour les artistes, cela signifie que la liberté d’expression n’est jamais totale. Les messages sont souvent filtrés, et il existe une certaine pression implicite à pratiquer l’autocensure afin d’éviter le rejet du projet ou la controverse publique.
Pour ma part, je n’ai jamais eu à modifier une murale en raison des réactions du public. Cependant, il m’est arrivé une seule fois de devoir ajuster une image à la demande de l’arrondissement, afin de répondre à des normes locales.
CCN. : Ces situations posent une question essentielle : comment concilier la liberté créative avec les exigences institutionnelles et la sensibilité collective ?
SG : Pour moi, le défi consiste à trouver un équilibre entre l’expression artistique, l’inclusion des citoyens et le respect des contraintes légales et sociales, tout en préservant l’intégrité et la force du message visuel.
CCN. : Quelle est la murale dont vous êtes le plus fier? Quelle histoire personnelle ou collective se cache derrière elle ? Que souhaiteriez-vous dire aux lecteurs comme mot de la fin?
SG : Ma murale préférée est « Puissance », située à l’angle des boulevards Saint-Michel et Henri-Bourassa.
Cette œuvre a été une expérience marquante, car elle m’a permis de découvrir la force et la résilience des personnes âgées. Trop souvent, notre société perçoit les aînés comme des individus en retrait, qui ne contribuent plus à la collectivité. Or, c’est tout le contraire : leur vécu, leurs expériences et leurs histoires sont des richesses inestimables. Nous avons tout intérêt à les écouter, les valoriser et les respecter, plutôt que de tenter de les exclure de la réalité sociale.
« Les murales jouent un rôle essentiel dans l’embellissement de nos environnements urbains. Elles apportent de la couleur, de la vie et de la joie dans l’espace public. Mais leur impact ne se limite pas à l’esthétique : elles véhiculent des messages forts, des récits et des émotions. Prenez le temps de vous asseoir devant une murale : chaque regard révèle un détail nouveau, une signification supplémentaire, une histoire que vous n’aviez pas remarquée auparavant.
C’est ce dialogue permanent entre l’œuvre, le spectateur et la communauté qui rend l’art mural si puissant et indispensable dans nos villes. »
Propos recueillis par Jobnel Pierre


