Économiste et journaliste, Carl-Henry Cadet vit à Berlin, après avoir travaillé avec ardeur au Nouvelliste, le principal quotidien de son Haïti natal. Rédacteur invité de COM1, Cadet nous offre un « tour d’Haïti en 12 récits ».
Par Carl-Henry Cadet
Certains voyages ne nécessitent ni bagage ni visa. Un simple livre suffit pour franchir les frontières, escalader les montagnes de l’Artibonite ou longer la côte turquoise des Cayes. C’est le pari que j’ai proposé lors de la conférence Let’s Talk About Haiti tenue le 25 mai dernier dans les locaux de la Spore Initiative à Berlin. Intitulé « Le tour d’Haïti en 12 récits », l’atelier invitait à traverser le pays en douze escales, portées par les voix de nos écrivains, dans un road trip vibrant d’émotions, de mémoire et d’histoire.
Aujourd’hui, alors que les vols vers Haïti se font rares et que l’insécurité assiège les principaux axes routiers, la littérature reste un moyen de se (ré)approprier des territoires perdus ou méconnus. Depuis la capitale allemande, nous sommes donc partis en convois d’imaginaire pour sillonner un Haïti raconté par ses lieux et ses livres.
Point de départ : Les Gommiers, dans la Grand’Anse. Dans Antoine des Gommiers, Lyonel Trouillot redonne vie à ce devin légendaire, familier des Haïtiens. Dès les premières pages, il évoque ce dicton créole, lancé souvent à ceux qui s’égarent : « Si tu persistes dans l’erreur, il t’arrivera un malheur que même Antoine des Gommiers n’avait pas vu venir. »
Puis escale aux Cayes. Dans sa Lettre des Cayes, Yanick Lahens brosse le portrait de cette ville « jalousement fermée sur des passions qui fermentent tout bas ». Plus loin, à Petit-Goâve, Dany Laferrière convoque l’enfance dans Le Baiser Mauve de Vava, récit touchant, joliment illustré, d’un amour naissant au temps des tontons-macoutes.
Ensuite direction Jacmel, vitrine du carnaval. Dans Hadriana dans tous mes rêves, René Depestre peint, une ville magique, où la jeune Hadriana Siloée meurt à l’église le jour de ses noces. Ici, le merveilleux fait tomber les masques et permet d’aborder des sujets tabous avec humour et fantaisie.
Mais à Port-au-Prince, nous entrons dans le fracas du réel sans bain de lune ni érotisme solaire. Dans son poème Pour la Ènième Fois, Georges Castera exprime ainsi sa désolation au lendemain du séisme de 2010 :
« À Port-au-Prince
Je déplace encore les mots
à ma guise
mais les maisons sont trop lourdes
à porter »
Nous poursuivons vers Canaan, bidonville né d’un camp de réfugiés après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Dans Aux frontières de la soif, Kettly Mars humanise et dénonce cette urbanisation sauvage. Soudain, nous faisons un détour dans d’autres cités qui tirent leur nom de la légende biblique, avec Les Villages de Dieu d’Emmelie Prophète. Là, c’est la chronique glaçante d’une capitale livrée aux gangs.
Cap ensuite sur La Gonâve, île-mémoire racontée par Mimi Barthélémy, gardienne de nos contes. « Tout le monde sait, en Haïti, que l’île de la Gonâve était, au début des temps, une baleine qui séjourna très longtemps dans nos eaux », nous raconte-elle dans L’île de la Gonâve.
Avant de quitter le centre du pays, une halte en Artibonite s’impose. Dans Compère Général Soleil, Jacques Stephen Alexis nous décrit ainsi ce département grenier agricole du pays: « L’Artibonite, ce grand gaillard aux bras noueux et puissants, est fils des montagnes. »
Ce roman sert de passerelle vers la Rivière Massacre, au Nord-Est. Une rivière témoin du massacre de 1937 où plus de 20 000 Haïtiens furent tués en République dominicaine sur ordre de Trujillo, président de l’île voisine à l’époque. Dans La douce récolte des larmes, Edwidge Danticat redonne voix à cette mémoire douloureuse, toujours actuelle face aux déportations arbitraires et inhumaines qui se multiplient à la frontière.
Dans le Nord, le Palais Sans Souci nous appelle. Non pas celui de Potsdam, en Allemagne, mais celui de Milot, bourgade d’Haïti, édifié par le roi Henri Christophe. Selon l’anthropologue Michel-Rolph Trouillot, ce château porte le nom d’un général révolutionnaire, Sans Souci, rival du roi, assassiné puis effacé de la mémoire officielle. Dans son essai Silencing the Past, Trouillot y voit un monument construit sur le silence, l’oubli délibéré d’une figure gênante de l’histoire.
Notre dernier arrêt : la Citadelle Laferrière. Le dramaturge martiniquais Aimé Césaire y fait dire à Christophe dans La tragédie du roi Christophe :
« À ce peuple qu’on voulut à genoux, il fallait un monument qui le mît debout. »
À la fin du périple, les participants ont écrit sur un lieu cher à leur cœur. Certains ont lu leurs textes, prolongeant l’écho des récits partagés. Ces fragments de littérature ont permis d’arpenter des territoires oubliés, de confronter l’histoire et de célébrer la pluralité des regards.
Car, comme le rappelle l’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie, « le danger d’une seule histoire », c’est d’oublier que d’autres histoires existent. À Berlin, ce jour-là, qui d’ailleurs fut jour de célébration de la libération de l’Afrique, nous avons choisi d’écouter et en écoutant, nous avons voyagé, tous ensemble.


