Par Wilson Jabouin*
Contexte général
Le Festival du Souvenir, organisé depuis 2020 à Montréal par le Centre culturel Image, Création, Interprétation (ICI), constitue un espace de mémoire et de création autour de la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition du 23 août. Cette date, choisie par l’UNESCO en 1998, rappelle l’insurrection d’esclaves survenue après la cérémonie du Bois-Caïman dans la nuit du 22–23 août 1791 qui déclencha la Révolution haïtienne et conduisit à l’indépendance en 1804 de la première République noire du monde moderne. Ce moment fondateur inspire aujourd’hui encore les luttes des peuples afrodescendants et africains. Toutefois, malgré cette victoire historique, la question de l’émancipation reste ouverte à cause de la persistance des logiques néocolonialistes : dettes, dépendances économiques, politiques et culturelles, interventions étrangères. C’est dans ce contexte que s’inscrit la réflexion contemporaine sur la décolonialité, distincte du mouvement de la négritude.
Les débats après la projection du film : un moment phare du festival
L’édition 2025 du festival s’est déroulée sous le thème « Décoloniser la mémoire ». Selon la présidente et coordonnatrice Thurlie Clairvil, le programme était chargé : expositions, débats, spectacles de danse et de musique réunissant artistes afrodescendants et autochtones. L’un des moments phares fut l’avant-première, le 17 août, du film « Héritage en partage : Danses traditionnelles en Haïti » de Kesler Bien-Aimé et Leel Paul. La projection suscita un débat nourri autour du titre du film : fallait-il parler de « danses traditionnelles en Haïti » ou de « danses traditionnelles d’Haïti » ? Cette nuance linguistique renvoie à une question de fond sur Haïti comme l’origine des danses (affirmation identitaire et patrimoniale) contre Haïti un des lieux de pratique de celles-ci (simple observation géographique).
Analyse ethnologique
Le film adopte un prisme ethnologique et ethnomusicologique, privilégiant une approche descriptive. Ce choix est en continuité avec des travaux académiques comme ceux de Régis (2025) et Charles (2020), qui utilisent aussi la formule « en Haïti » pour décrire les danses dans leur contexte géographique et rituel. Ce positionnement reflète un choix délibéré des deux auteurs : Kesler Bien-Aimé, socio-ethnologue spécialiste du patrimoine, et Leel Paul, coproducteur engagé dans le cinéma éducatif sur l’environnement. Le film met en avant les influences croisées (autochtones, africaines, européennes) qui ont façonné les danses traditionnelles répertoriées en Haïti et insiste sur leur caractère évolutif, leur présence dans d’autres cultures caribéennes ou latino-américaines. Ce qui en fait des danses traditionnelles en Haïti et non d’Haïti.
Le film et la [dé]colonialité
En ce sens, l’approche du film s’écarte des champs théoriques de la décolonialité. Plutôt que de reconnaître les danses comme des expressions culturelles propres à Haïti, il les traite comme un héritage partagé, sans interroger les logiques coloniales persistantes ni valoriser pleinement leur authenticité haïtienne tout en conservant leur qualité de patrimoine tel que le définit l’UNESCO dans sa Convention de 2003 sur le patrimoine immatériel. La démarche reste davantage postcoloniale (centrée sur la critique des discours) qu’authentiquement décoloniale, qui impliquerait de transformer les structures matérielles et épistémiques et de considérer les danses traditionnelles comme des pratiques et savoirs locaux haïtiens. Sur le plan formel, la grammaire cinématographique traduit cette orientation : ellipses brusques, coupes successives, alternance de témoignages et de démonstrations, plans rapprochés sur le narrateur principal et multiplicité de formats.
Conclusion
En conclusion, « Héritage en partage » met en lumière un pan essentiel du patrimoine culturel haïtien, distinguant le traditionnel du folklorique et explorant la transmission des danses dans un contexte de modernisation et d’oubli. Néanmoins, son titre et son contenu reflètent une posture qui ne s’inscrit pas pleinement dans la perspective décoloniale, laquelle chercherait à dépasser la simple observation pour affirmer les danses comme patrimoine d’Haïti et outil de résistance culturelle. Ce positionnement fait du film un support précieux de débat, et une invitation à repenser la mémoire collective et les enjeux de la décolonisation des savoirs et des pratiques.
*Wilson Jabouin, professeur de communication, Université d’État d’Haïti, actuellement juge au Festival de Cinéma Plan d’Ensemble


