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    Stéphane Martelly : une critique sophistiquée

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    Par Pierre-Raymond DUMAS

    Cinématographique à souhait – on ne s’étonnera pas que Les jeux du dissemblable. Folie, marge et féminin en littérature haïtienne contemporaine (2016) soit un essai littéraire compact écrit par l’une des plumes les plus prestigieuses de sa génération –, l’œuvre de Stéphane Martelly, émaillée de passions, de connexions et de séquences foisonnantes livre les clés d’une âme complexe aux multiples facettes, mais profondément attachée à sa terre natale. 

    D’abord poétesse aux penchants surréalistes, marquée par la profusion des sentiments (La boîte noire, 2004 ; Inventaires, 2016), puis autrice jeunesse au talent resplendissant de séduction et de sagesse (La maman qui s’absentait, 2011 (Prix Michel-Tournier Jeunesse) ; L’enfant gazelle, 2018) et, enfin, peintre délicate qui a déjà réalisé plusieurs expositions (à Cornell University, entre autres) et magnifique autrice de livres d’art (Folie passée à la chaux vive, en collaboration avec Christine Jeanney, 2010 ; Comme un trait / Le fil d’or et d’argent (deux récits) en collaboration avec Claudia Brutus, 2022). De fait, en Haïti, la plus grande partie de l’activité littéraire de Stéphane Martelly que nous connaissons s’exerce dans ces deux champs particuliers. Reste qu’ils ne sont pas ceux qui sont aujourd’hui les plus étudiés.

    De par ses spécificités en termes d’image et d’espace, la poésie s’apparente à la peinture ou l’art du découpage en segments visuels, un art dans lequel Stéphane Martelly, qui dirige la collection Martiales aux Éditions du remue-ménage, s’épanouit avec une densité et une réussite frappantes. Dès 1999, elle a publié à Pétion-Ville un livre illustré (par Ralph Pénel Pierre) Couleur de rue. En 2022, elle récidive avec un nouveau livre illustré, L’homme aux cheveux de fougère / Nèg-fèy, avec des illustrations de Chevelin Djasmy Pierre et une traduction en créole de Claude Pierre aux Éditions du Soleil de Minuit. Ces aspects fondateurs de sa pensée sont aussi aujourd’hui les moins connus et appréciés. Difficile, à la lecture des diverses publications de Stéphane Martelly qui vit à Montréal depuis 2002, de croire qu’elle reste seulement une poétesse talentueuse ou une autrice de fables inspirées pour enfants, tant sa maîtrise du langage, de la critique et de la recherche servent une carrière ou trajectoire d’une étonnante richesse, aussi féconde que lumineuse, servie par une intelligence affûtée.

    Après avoir effectué des études universitaires à l’Université Quisqueya à Port-au-Prince (Licence en Sciences de l’éducation, 1996) puis des études supérieures à l’Université de Montréal (Maîtrise en études française, 1999) pour décrocher son doctorat en littérature de langue française (2014), la poétesse née à Port-au-Prince, en 1974, fut professeure affiliée en recherche-création au Département de Théâtre de l’Université Concordia avant de devenir, depuis août 2019, professeure adjointe au Département des Arts, Langues et Littératures de l’Université de Sherbrooke. Pour beaucoup, elle est l’une des critiques les plus novatrices – les plus sophistiquées, à vrai dire – de sa génération, même si son œuvre en volumes est mince et ses publications, dispersées dans les périodiques, restent assez confidentielles. Cependant, son activité de recherche est digne d’intérêt : co-organisatrice du Colloque international Relire l’histoire littéraire et le littéraire haïtiens (Jacmel, Haïti, 2004) ; Groupe de recherche Marges et Mémoires en poésies haïtienne et québécoise (CRILCQ, 2005 – 2009 ; Participation aux travaux du groupe de recherche Histoire de vie des Montréalais déplacés par la violence – groupe Haïti (Université Concordia). 

    Mais comme tout ce qui est élaboré, dans ses deux travaux profondément argumentés (Le Sujet Opaque, 2001 ; Les Jeux du dissemblable. Folie, marge et féminin en littérature haïtienne contemporaine, 2016), son discernement drastique, rigoureux agrégat de nervosité et d’académisme, ne dissimule pas l’effort colossal qui en est le socle. Avec beaucoup d’allégresse, sans réticence aucune, toujours bien outillée, boulimique de travail, Stéphane Martelly qui écrit plutôt des études littéraires que des essais se place sur un autre versant de la critique pour aborder des œuvres ou auteurs aussi différents et hermétiques que Magloire Saint-Aude (Le Sujet Opaque), Frankétienne (« Anthologie secrète »), Marie Vieux Chauvet (« Folie » dans « Amour, colère et folie »), Davertige (« Anthologie secrète »), Jan J. Dominique (« Mémoire d’une amnésique »), Lyonel Trouillot (« Les enfants des héros ») : son versant transgressif et sa belle maîtrise de la dialectique, portés en grande partie par des arguments peaufinés avec parcimonie, créent une atmosphère envoûtante qui tient le lecteur en haleine. À mi-chemin de la recherche et de l’exigence cardinale, ce genre d’ouvrages où se rencontrent plusieurs disciplines est cependant dans l’air du temps. Avec « Le Sujet Opaque – Une lecture de l’œuvre poétique de Magloire-Saint-Aude », Stéphane Martelly, esthète jusque dans son style, propose un décryptage éblouissant qui serait fidèle à une forme paradoxale d’inspiration. C’est une expérience personnelle, malaisée, qui a amené Magloire-Saint-Aude, tourmenté en diable, à élaborer sous forme de capsules ou segments ce qui, au départ, n’était que dans la tête. Et croyez-moi, pour le lire et le comprendre, il faut plusieurs lectures parce que c’est un poète énigmatique, plein de mystère. Pourquoi ? Stéphane Martelly, à la fois poétesse et professeure, y répond avec brio en rameutant ici les armes de la sémiotique et de l’herméneutique « à travers les figures du corps et celles du sujet ». Parce que ce n’est pas un poète conventionnel ou ordinaire, Magloire Saint-Aude ! C’est un poète qui fonctionne par ellipses, par à-coups, par symboles et par fulgurances. 

    Convoquant dans ces études très fouillées les conceptions de folie chez Marie Vieux Chauvet, « les jeux de dissemblances » dans l’œuvre de deux poètes novateurs Davertige et Frankétienne, l’autobiographique chez Jan J. Dominique et « la femme présente et absente » chez Lyonel Trouillot, elle mène une série de réflexions pertinentes et cohérentes en défendant une conception de la littérature où l’expérience humaine, individuelle et collective prime sur l’idée d’une fatalité quelconque. Point n’est besoin ici de dire qu’il s’agit de cinq auteurs différents, mais aussi difficiles à aborder. Le lien entre la « folie », la « marge » et le « féminin », c’est d’abord l’idée que la création littéraire (voir « Folie », p. 327 – 331) et « la parole scriptée », pour citer Robert Berrouët-Oriol (in Un livre majeur et de grande érudition », Potomitan, Montréal le 28 novembre 2016), ne sont pas du tout des valeurs abstraites, atemporelles, anhistoriques. On n’est pas parti d’une théorie de la narration permettant ensuite de comprendre les événements a posteriori, mais d’une vision ordonnée, d’un projet explicatif bien huilé.

    Le point fondamental pour saisir l’esprit éclatant de Stéphane Martelly qui est une intellectuelle aux multiples talents est assurément celui par lequel elle commence : la création, et la façon, multiforme, dont elle en use et en abuse avec jubilation. À une époque où le goût des études commence à séduire beaucoup de femmes ou de familles haïtiennes et a fortiori de la réussite intellectuelle, elle bénéficie certainement de l’effet d’ascension académique ayant souvent accompagné l’intégration à un milieu transversal. Cet atout cognitif personnel n’est évidemment pas sans effet sur sa performance flamboyante en termes de production et d’activités y afférentes. De celui-ci, elle a conservé les ressources sans nécessairement en altérer les éclats, si bien que ses ouvrages – y compris ses poésies et ses peintures – ont l’énergie explosive et la singularité de celle qui, forte d’une grande sensibilité et d’une étonnante maîtrise de ses sujets, n’a plus besoin d’en refouler le caractère disruptif. Son âme d’artiste est authentique, ses thèmes d’inspiration baroques et il émane de tout son être une simplicité presque confondante. Dieu merci, il y a donc la poésie et la peinture, surtout. De ce choix de donner aujourd’hui la priorité à la poésie et à la peinture sur les autres champs littéraires découle ce qui fait sans doute la popularité médiatique de Stéphane Martelly, sans négliger aussi sa renommée en tant qu’enseignante de métier.

    Dotée d’une grande probité, elle voue une reconnaissance infinie et tendre à l’égard des femmes haïtiennes ne s’intéressant pas que de manière récente à la vie intellectuelle ou aux études. Elles s’inscrivent bien au contraire dans une belle, longue et dynamique histoire du pays. En fait, le féminisme haïtien et la contribution des femmes ayant un goût affirmé ou même exclusif pour les activités de l’esprit est presque aussi ancienne qu’Haïti. Anacaona a été chef d’État et poète; Fine Faubert, épistolière; Virginie Sampeur, poète, pédagogue et fondatrice d’une institution éducative; Ida Faubert, poète; Marie-Thérèse Colimon Hall, feministe, poétesse, romancière, dramaturge, oratrice, pionnière de l’enseignement préscolaire en Haïti, etc. 

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