Tel un chef d’orchestre qui quitte son pupitre, pour aller dénicher les talents bruts ailleurs, Kicha Estimé se démet de son poste au Centre de surveillance de l’immigration de Laval (CSIL), en 2020, sans sourciller pour devenir courtier social. Crise migratoire, demandeurs d’asile éreintés par un circuit administratif type Formule 1, l’intervenante sociale a la clairvoyance : elle fonde le Centre d’hébergement La Traverse, à Montréal-Nord.
Par Jean-Bart Souka
L’idée de ce « havre de paix » est le résultat de solides convictions humanitaires. Agente correctionnelle au CSIL, elle est témoin oculaire du mauvais sort qui s’acharne sur les demandeurs d’asile détenus au centre, certains pendant plusieurs jours, et parfois « sans aucune raison valable » !
Sa volonté d’apparaître comme une intervenante -humaine- est mise à mal. « Le milieu de détention n’est pas fait pour moi qui aime tant les êtres humains », se désole-t-elle face à des demandeurs d’asile désorientés après un séjour forcé au CSIL. Consciente des risques bureaucratiques à contourner, Kicha Estimé préfère déboîter toute son énergie et trouve une adresse à ses prétentions sociales dans les locaux de l’ancien presbytère de l’église catholique Sainte-Gertrude, à Montréal-Nord.
« Sans la moindre aide de l’État », regrette-t-elle en pouponnant le bébé d’un pensionnaire. Elle investira ses propres économies pour prendre soin des résidents. Alors, enceinte de son troisième garçon en 2019, elle a accouché de ce projet, sans assistance, guidée rien que par les vertus de l’action. Et depuis, quelque 500 personnes : hommes, femmes et enfants arrivés de divers pays d’Afrique et des Caraïbes ont déjà séjourné à La Traverse bénéficiant au passage de l’assistance offerte.
Sous le regard approbateur de son mari Rico Edmond qu’elle a réussi à séduire pour le social, elle s’attelle à coordonner les multiples activités du Centre et le travail des bénévoles pour accompagner les nouveaux arrivants dans leur quête de services sociaux. « Je suis une mère Teresa. Aider les gens est une passion pour moi. » Métaphore d’une influence profonde sur la vie des gens ! Mirlande, peut à elle seule, personnaliser ces propos. Elle a quitté son Haïti natale en catastrophe à cause d’une grossesse difficile. Arrivée par le chemin Roxham, elle a donné naissance à des triplets sous haute surveillance dans un hôpital pédiatrique de Montréal. Sans famille au pays d’accueil, elle a trouvé pension chez La Traverse qui l’aide à repriser les bas dans les moments les plus difficiles de sa vie. Reconnaissante, elle ne tarit pas d’éloges à l’égard de l’organisme et son initiatrice Kicha Estimé.
Loin d’être un centre d’affaires, cet organisme répond à des besoins pratiques en offrant cuisine communautaire, d’une salle de lavage, à Internet, des conseils pour remplir les documents, des repas gratuits aux demandeurs d’asile qui y séjournent jusqu’à l’obtention de l’aide sociale qui s’avère tant nécessaire. Dès qu’ils la reçoivent, ils paient des montants forfaitaires pour pérenniser l’organisme. Surviennent aussi quelques dons et contributions. Les Haïtiens ne sont pas les seuls nouveaux arrivants dans l’agglomération de Montréal. Sarah, originaire d’Angola, est particulièrement reconnaissante à l’égard de la directrice de Centre d’hébergement qui est devenue sa bouée de sauvetage. Après son séjour dans un hôtel réquisitionné par le gouvernement fédéral, puis dans une résidence YMCA, la demandeuse d’asile peinait à trouver un logement abordable. Elle a eu de la chance qu’une travailleuse sociale l’ait dirigée vers le Centre La Traverse où les cultures se côtoient et les langues – créole, français, espagnol, anglais, portugais, lingala, etc. – résonnent allégrement.