Par Pierre-Raymond DUMAS
Né à Jacmel, Haïti, le 30 novembre 1958, Joubert Satyre, le plus calme et peut-être le plus sobre des critiques haïtiens, est décédé le 15 janvier 2023 au Canada où il avait émigré en 1993 pour décrocher une maîtrise en sciences de l’éducation (Université de Montréal).
Longtemps discret dans la littérature comme dans les analyses critiques, il a fini par s’imposer comme une référence considérable. Diplômé de l’École Normale Supérieure et de la Faculté de Linguistique Appliquée de l’Université d’État d’Haïti, ancien rédacteur en chef de Haïti Libérée, il avait 65 ans et travaillait comme professeur de littératures française et francophone à l’Université de Guelph, en Ontario, depuis 2003. Son chagrin est immense. Son sens de l’amitié n’affaiblissait en rien son appétence très poussée pour l’excellence, la culture, la science.
Considéré comme l’un des plus remarquables hommes de lettres de notre génération en Haïti où il a collaboré au journal Le Nouvelliste et à la revue franco-haïtienne Conjonction, Satyre n’a pourtant jamais semblé faire partie d’un clan. Cela s’explique en partie par son tempérament discret et son humilité non feinte. La passion pour les lettres et les études mises à part, il y avait un certain mystère dans la simplicité de Joubert Satyre – qui a enseigné la littérature à l’École Normale Supérieure, à l’Université Quisqueya et à l’Université Jean-Price-Mars ainsi que dans un certain nombre d’écoles secondaires comme le Collège Marie-Anne et le Collège Classique Féminin (CCF) –, quelque chose dans le perçant soutenu de son sourire affectueux et l’élan de ses réflexions qui évoquaient la rigueur et l’esprit d’ouverture. Son sourire affectueux était proportionnel à sa gentillesse légendaire. Et c’est grâce à son savoir-faire intrinsèque qu’il a réussi ! Auteur des recueils de poèmes Espaces intermédiaires (1994), Coup de poing au soleil (2006) et ami sûr, il était beaucoup moins visible que ses pairs – plus serein, plus sincère, plus honnête – et cela avait son propre attrait : le produit d’une âme bienveillante.
L’intelligence de Joubert Satyre, si talentueux et si convivial, était profonde et curieuse, en rien celle d’un snob médiatique. Grâce à sa formation d’enseignant, il a également écrit des textes critiques pour Canadian Literature, Études littéraires, L’Esprit créateur, Horizons/Théâtre, Présence francophone, Palabres et Nouvelles Études francophones, il était une force sur laquelle on pouvait compter. En 2004, il a collaboré à la publication de l’ouvrage imposant Introduction aux littératures francophones sous la direction de Christiane Ndiaye.
Un esprit vif toujours disponible, à l’écoute, perfectionniste au dernier degré. Calme, naturellement généreux, il vous enveloppait immédiatement dans un cercle d’attention positive. Les uns et les autres – camarades de travail et gens de lettres – disaient toujours que Joubert Satyre, auteur d’une thèse de doctorat foisonnante Le baroque dans l’œuvre romanesque d’Émile Ollivier qui devient Emile Ollivier : cohérence et lisibilité du baroque (2011) destiné à un public averti, était singulier, spécial. Que cet ancien élève du Lycée Toussaint Louverture ne ressemblait à personne d’autre, si éloquent pour parler des autres et si taiseux sur lui-même. Révéré en Haïti comme en diaspora, Émile Ollivier (1940 – 2002) demeure un romancier aux multiples centres d’intérêt, donc déroutant, complexe. Avec une certaine complicité, Émile Ollivier avait accepté de collaborer avec Joubert Satyre dans la réalisation du remarquable travail d’exégèse de ce dernier. Pour ce faire, il a eu accès tout à la fois à la correspondance, mais aussi à la bibliothèque du romancier, qui pour un chercheur ou critique fourmille d’archives et d’indications précieuses.
L’ouvrage collectif Horizons Multiples de l’écriture haïtienne contemporaine (2018) qui parut sous sa direction aux éditions du CIDIHCA, s’il en était besoin, donna lieu à une floraison de contributeurs qui permettent d’apprécier la capacité de mobilisation de cet intellectuel aux mille qualités. Son éclatante rigueur intellectuelle, enchâssée dans une langue économe et ferme où toute fantaisie ou digression est proscrite, séduit et nous transporte dans un mode de pensée construit à l’aune de ses interprétations savantes et de sa contagieuse ferveur. Ce portrait d’Émile Ollivier en tant que romancier baroque, empreint de passion et de justesse, explore des thématiques profondes et parfois troublantes, tout en captivant par une narration intense et immersive, grâce à son contenu audacieux qui ne fait qu’attiser davantage la curiosité. La migration l’a rendu totalement pragmatique.
Absorbé par les études et l’enseignement, freiné par la maladie, mais doté d’un courage tenace, Joubert Satyre dont les funérailles ont eu lieu à Guelph (Ontario) le 23 janvier 2023 n’a sans doute pas produit l’œuvre dont il a pu rêver. Il ne laisse qu’un ensemble de textes éparpillés, mais ce sont des textes qui comptent, qui sont de la plume d’un critique authentique, d’un professeur éclairant. La précision et la clarté de sa pensée, comme l’étendue de sa documentation factuelle et analytique, s’affirment dans ces textes, qui sont devenus autant de textes de référence. Tout semble limpide, évident. Aucunement ordinaire. Il y a ici de la discipline et de la justesse comme modes de vie : le dépassement d’une volonté de réussite.
Après tant d’années, notre dernière rencontre, à l’occasion de la foire du Livre haïtien de Montréal au Centre NA Rive le samedi 20 août 2022, fut très brève, furtive même. Empreint d’une extrême délicatesse, comme à l’accoutumée, il était à la fois surpris et joyeux. Les aléas de la vie politique et économique ont fait de presque tous les Haïtiens des immigrants. Intenses et régulières, nos premières rencontres en Haïti se résument à des souvenirs d’échanges fructueux et à des affinités de lectures formatrices. Avec une profonde intensité patriotique, ces discussions qui nous poussent à disserter sur la complexité des problèmes de notre société m’ont enrichi, m’ont fait grandir. Homme de lettres à l’aise dans le débat d’idées, d’une vive intelligence, Joubert Satyre, si honnête et si discipliné, a suscité avec son départ un immense chagrin en moi. De tout cœur, je partage la peine de sa famille, en particulier de son fils Jair, de ses sœurs et de ses frères (Chantal, Herriot, Pierre) et sa partenaire Corine.
Pierre-Raymond DUMAS
18 février 2023, Montréal