Le dimanche 19 mai 2024, alors que je faisais mes courses à Trois-Rivières chez l’une des plus importantes entreprises alimentaires du Québec, j’ai vécu une situation pour le moins inédite.
Je poussais mon chariot le long du rayon de la charcuterie quand je me suis rendu compte qu’il y avait un homme, probablement dans la soixantaine, qui marchait derrière moi à pas mesurés. Par politesse, je me suis mis un peu de côté pour le laisser passer. Pour une raison que j’ignore, il n’avait pas bougé. Peut-être n’avait-il pas compris que je venais de lui céder le passage. J’ai décidé alors d’avancer et de changer de rayon. Comme si c’était mon ombre qui me suivait, là encore il était derrière moi. Serait-ce une drôle de coïncidence, me suis-je demandé ? J’ai pris mon chariot et j’ai traversé vers un autre bloc.
Après quelques secondes, mon ange gardien improvisé était toujours derrière moi. Un peu gêné, je me suis retourné et je lui ai demandé s’il voulait passer. Au lieu de me répondre, il a préféré me demander : Seriez-vous de la Côte d’Ivoire ? Non monsieur, je ne suis pas de la Côte d’Ivoire. Vous êtes alors de quel pays ? Je viens d’Haïti, lui ai-je répondu. Il avança : Vous êtes un étudiant alors ? Non monsieur, je n’en suis pas un.
Duvalier, séisme, préjugés…
Comme une langue assoiffée qui attendait de l’eau fraîche, il a tout de suite commencé à me parler de la situation d’extrême pauvreté de mon pays, malgré l’aide incessante du Canada et du Québec depuis des dizaines d’années. « En 1986, nous vous avons aidé à sortir des griffes de la dictature des Duvalier. En 2010, après le séisme dévastateur, nous vous avons envoyé beaucoup de ressources et nous continuons à le faire. Mais votre pays ne fait que s’appauvrir. Vraiment je ne vois pas ce qu’on pourrait faire de plus pour vous sortir de la misère. »
Sidéré, je ne savais quoi répondre. Je ne m’attendais pas du tout à ce coup de massue sur la tête. J’ai pris une grande respiration et je lui ai dit : « Je ne sais quoi vous répondre par rapport à votre préoccupation, Monsieur ». Je voulais partir quand il insista : Sauriez-vous me dire qui est responsable de cette descente aux enfers de votre pays, mon ami ?
Un sentiment de colère m’a tout de suite envahi. Je voulais lui cracher ma frustration. Mais dans cette petite communauté où j’ai grandi en Haïti, on nous a appris à ne jamais insulter les aînés et les cheveux blancs, mais de préférence leur témoigner du respect. J’ai alors noyé mes mots dans ma salive que j’ai avalée à l’instant.
Je lui ai répondu que les Haïtiens étaient les seuls vrais responsables de la situation du pays en raison de la mauvaise gouvernance des dirigeants, de la corruption qui gangrène nos institutions, des politiciens mal intentionnés qui alimentent l’insécurité. J’ai commis l’erreur de lui dire que le pays reste davantage pauvre parce que l’aide incessante qu’on nous envoie depuis des dizaines d’années profite davantage aux experts internationaux et aux politiciens corrompus qu’au pays.
Comme si je lui avais mis le doigt dans l’œil, il rétorqua un peu plus durement : « Mais votre pays est dépourvu de tout. Vous n’avez pas de gens suffisamment formés. Les quelques rares cadres et techniciens sont partis. On doit tout vous donner. À un certain moment ça devient un fardeau ».
J’ai souri malgré moi en lui disant : Il serait peut-être mieux de cesser de nous envoyer du pain et du poisson, mais de nous aider à construire des boulangeries et nous apprendre à pêcher.
Pour mettre fin à ce supplice qui durait depuis une vingtaine de minutes, il m’a regardé d’un air plutôt méprisant de la tête aux pieds et a ajouté : Je sais faire la différence entre un immigrant et un réfugié. C’est quoi la différence ? lui ai-je demandé.
Un immigrant est celui qui respecte les règles de l’immigration. Il choisit un programme d’études, ou de travail ou de résidence tout simplement et attend que le processus aboutisse. Un réfugié, c’est celui qui prétexte que son pays va mal, qu’il est en danger dans son pays et qui vient pleurnicher ici et nous complique la vie.
Je l’ai regardé droit dans les yeux pendant quelques secondes. Je me demandais combien de fois j’allais devoir endurer ce genre de commentaires racistes ? J’ai quand même eu le courage de lui dire que les réfugiés sont aussi des valeurs ajoutées dans le progrès économique, culturel, politique et social du Canada et du Québec. Je l’ai encouragé à aller s’informer sur l’ancienne gouverneure du Canada, Michaëlle Jean, d’aller explorer l’histoire de Dominique Anglade, de Chan Tep, de Jenny Ulloa et de tant d’autres. Puis de reconsidérer ses préjugés.
Épuisé, sans même avoir le temps de compléter mon épicerie, je me suis dirigé vers le comptoir pour payer. Le visage fermé, comme un chat échaudé qui craint l’eau froide, j’ai évité de croiser le regard des autres clients. Je déposais les quelques articles que j’avais eu le temps de choisir sur le tapis roulant quand j’entendis la voix empathique de la caissière me glissant un gentil « bon matin monsieur, voulez-vous un sac » ? « Oui s’il vous plaît… » D’un regard souriant tout plein de bonté, elle a poursuivi : « Monsieur, ne laissez personne vous enlever le sourire et la joie. J’ai entendu un petit peu votre échange avec le client. Vous êtes ici chez vous. »
Je lui ai rendu son sourire et l’ai remercié pour cette bouffée d’air frais qu’elle m’avait soufflée. Je suis reparti chez moi plus léger, gardant en vie cette belle perception que j’ai toujours eu des Québécois : un peuple accueillant, humaniste et solidaire.