De l’énergie à revendre, une mémoire éléphantesque ou photographique nourrie d’une authentique érudition, le goût des archives, une passion infinie pour Haïti et ses richesses. Impossible donc d’imaginer autrement Frantz Voltaire, Fanfan pour les intimes, ayant vécu, depuis son départ d’Haïti en 1967, à l’âge de 19 ans, entre la France, le Chili (de 1973 à 1986), le Québec et le Mexique.

Par Pierre-Raymond Dumas

Honoré au grade d’Officier et de Chevalier, le dimanche 15 mai 2022, ainsi que seize personnalités émérites, dont Samuel Pierre – pour ses implications aux avancements de Montréal par la mairesse Valérie Laplante – l’Ordre de Montréal, la plus haute distinction de la ville –, Frantz Voltaire fut membre du Conseil des arts de Montréal, du Bureau de consultation de Montréal et du Conseil interculturel de Montréal. S’ajoute à cela la Semaine d’actions contre le racisme (SACR) qu’il a cofondée et continue de présider, de même qu’il a cofondé le Festival de films sur les droits de la personne de Montréal. Ses passions et préoccupations sont très tenaces et touchent autant l’homme que son œuvre.

Le Centre international de documentation et d’information haïtienne, caribéenne et afrocanadienne (CIDIHCA), qu’il a fondé en 1983 à Montréal avec le sociologue Rulx-Léonel Jacques, quelques jeunes universitaires, dont Marie-Josée Péan et Viviane Ducheine ainsi que l’avocat Martial Pierre, apparaît désormais comme une haute citadelle du savoir ouverte au grand public. Plusieurs chercheurs associés à l’ancien Centre de recherches caraïbes de l’Université de Montréal comme le démographe Victor Piché ou encore des intellectuels et professeurs comme Serge Larose, Georges Anglade et Émile Ollivier ont apporté leur concours à la fondation du CIDIHCA qui regroupe aujourd’hui plus de 26 000 ouvrages.

Mais CIDIHCA, c’est aussi le fruit d’une vie passionnante et houleuse qui se serait d’abord égarée dans des expériences politiques dangereuses pour finalement se confondre avec la sauvegarde et la retransmission de la culture et des arts haïtiens et des diasporas noires. Au début, on le croyait perdu et présomptueux dans son entreprise follement ambitieuse. Échecs assumés, larmes essuyées, épreuves lamentables, il essaiera tout, ne reculera devant rien comme un Gémeau (il est né le 22 mai 1948); une volonté de fer, un combat se dessine, d’aller jusqu’au bout, contre vents et marées.

Nombreux et détaillés, les témoignages et les éloges autour de cet « étranger de l’intérieur » ou « nomade enraciné » comme il aime se définir lui-même s’enchaînent, dévoilant une personnalité boulimique, entêtée, combative, mais un esprit libre, un esprit plein de ressources, passionné de culture et un interlocuteur contagieux, passionnant, sans commune mesure, loin de l’innocence ou de l’aveuglement que certains lui prêtent. Près de quarante ans après, son portrait n’en finit pas de s’étoffer. Il n’y a pas que l’émotion, l’admiration, l’enthousiasme que suscite l’exemplarité exceptionnelle de l’œuvre de Frantz Voltaire à Montréal. Pour lui, l’important est d’agir dans l’intérêt collectif. C’est important de le découvrir et de le répéter.

Goûtant à tout, poussant dans toutes les directions, presque sans limites, son travail d’éditeur commencé allègrement en 1986 est du même type que celui nécessaire d’animateur de colloques, de conférences et de rencontres internationales et d’organisateur d’exposition itinérantes. Cette approche multivariée donne une liberté aux acteurs d’une autre manière que celle prévue par les carcans traditionnels. Capable aussi en tant que commentateur politique de toucher un vaste public en radiographiant les illusions de notre époque, mais aussi d’électriser le débat en prenant, sur un ton objectif, des positions particulièrement tranchées.

La leçon primordiale est qu’en se battant pour arriver à ses fins, il se bat avec ferveur aussi pour l’image du pays, tant défiguré et meurtri, hélas, et que ce n’est pas ici une figure de style. Quelle prouesse inouïe!

Car c’est un fait, une vérité : imaginons un instant que l’amnésie ou l’oubli l’emporte. Résolument difficile à enfermer dans une seule activité ou discipline (professeur, conférencier, essayiste, commentateur politique, éditeur, documentariste, producteur de films, etc.) tant il envisage sa réflexion sur la nature humaine et son engagement militant avec une insatiable avidité sans exclusive des matrices géographiques, idéologiques et politiques (mémoire des Afrodescendants des Caraïbes, histoire du Québec, regard critique sur Haïti), il a réussi là où d’autres n’ont pas été plus loin, en déployant une force de vie incroyable, une grande ardeur au travail. Voilà les pensées qui le guident et l’imprègnent, toujours en mode de bataille, toujours plus loin. Attaché à la sociologie des valeurs, jusqu’aux croyances des acteurs comme sources de leur action, Frantz Voltaire est un créateur de qualité, ouvert aux autres, certes d’une grande exigence, et dont l’imagination et la sensibilité ont fait merveille, par exemple, dans des documentaires étonnants consacrés à l’histoire de la musique haïtienne : « Maestro Isaac », « Konviksyon » et « Rèn Solèy ».

Seules la diversité et la comparaison permettent de bien saisir les spécificités et de mettre en lumière les singularités. Et c’est Frantz Voltaire, sans rien renier de ses engagements antérieurs, qui se bat contre le racisme, aux antipodes d’un Québec replié sur lui-même, tourné vers le multiculturalisme, l’émancipation des minorités, l’influence et les élans d’un Canada bilingue et apaisé.

Comme son célèbre cousin Georges Anglade ou Émile Ollivier ou encore les animateurs tenaces de la Sosyete Koukouy, il incarne la fécondité et la gravité d’une histoire haïtienne tout à la fois bondissante et orageuse. C’est dire à quel point les perspectives ouvertes par Frantz Voltaire sont essentielles à la communauté haïtienne de Montréal et les minorités noires en général. Lui qui possède plus que quiconque la connaissance profonde de l’historiographie nationale se présente simplement comme un bibliophile dont la vie entière est consacrée à la culture y afférente tout en se gardant de toute position apolitique.

Étranger de l’intérieur

« Un étranger de l’intérieur », les Mémoires de Frantz Voltaire, rédigés sous forme d’entretiens avec Sarah Martinez (Éditions Somme Toute, Québec, Canada, 2021) restent un livre bouleversant et essentiel. Les expériences décrites ici ne sont pas seulement personnelles. Il y a là tout un ensemble de vies pathétiques, qui illustrent cette idée de la mémoire et de l’histoire, creuset d’expériences, de rêves, de combats, de souvenirs palpitants, de visages réinventés ou tragiques, et du rapport à la politique bien sûr, du rapport au savoir, de génération en génération, qui, après la chute des Duvalier, se poursuit, en creux. Les intellectuels et les professionnels haïtiens, sans oublier les petites gens, issus de l’émigration canadienne, étatsunienne, européenne et antillaise suivent, le plus souvent, une autre voie, moins fidèle à leurs origines.

Cessant de vivre dans un entre-deux, devenu résident permanent, puis Québécois et enfin citoyen canadien, presque à contrecœur, presque avec déférence et regret, Frantz Voltaire a été davantage intéressé par l’histoire comparative des formes de lutte communautaire en prenant au sérieux leur originalité féconde. Qui comprend, comme lui, la souffrance qu’il y a dans l’hiver, dans les souvenirs de soleil en contrepoint.

En allant très vite, on peut dire qu’il est certain que l’image de Franz Kafka est appropriée ici pour admettre que ses « pattes de derrière » collent bien au terrain de son passé estudiantin marqué par les spiritains du Petit Séminaire Collège Saint-Martial où il a été inscrit à l’âge de cinq ans et ses « pattes de devant », elles, sont solidement attachées désormais à cette « terre d’exil et d’accueil » qu’est le Québec.