Début février 2023, Marie-Célie Agnant a été nommée pour un mandat de deux ans à titre de dixième poète officielle du Parlement canadien. Plongée sublime de Pierre-Raymond Dumas, collaborateur de COM1, dans l’œuvre protéiforme de l’écrivaine d’origine haïtienne.
Par Pierre-Raymond Dumas
On a affaire à une autrice complète, une écrivaine importante qui a mis en relief plusieurs genres (roman, poésie, conte, nouvelle). Avec réussite. Son dernier roman au titre évocateur Femmes au temps des carnassiers en dit long sur la ferveur militante de Marie-Célie Agnant. Cependant, plus que l’engagement politique ou féministe, son grand thème est difficilement cernable ou réductible. Cela décuple son importance. À aucun moment, elle ne se sépare de son éclectisme qui n’est pas le contraire de la rigueur.
Avec son port altier de battante inlassable, Marie-Célie Agnant s’intéresse avec ferveur à l’ancrage sociohistorique de l’écriture, ce qu’elle sous-tend et ce qu’elle révèle. Un registre central dans la diversité foisonnante de toute son œuvre. Ce parti pris concourt sans doute à faire de cette traductrice de profession une voix singulière dont l’impact frappe autant par sa bouleversante tessiture que le font celles de La Dot de Sara, Le livre d’Emma, Un alligator nommé Rosa…
Il y a plus de cris que de chuchotements dans son œuvre. Des textes qui ne laissent pas indifférents à cause de leur portée historique, émotionnelle, esthétique. Ses romans et ses nouvelles manifestent une densité thématique transgressive, mais avec une acuité poignante. Bourrés de contrastes et de subtilités, ils manifestent surtout une qualité étonnante sur certaines questions d’actualité, mais sans fard : la mémoire, l’exclusion, le racisme, la solitude, l’immigration, le désir de justice, la liberté d’expression, le sort de l’humanité, l’importance des femmes, etc.
La nouvelliste est peu connue et appréciée à sa juste valeur et, pour cette raison notamment, suscite une certaine perplexité. Lors des années récentes, Marie Célie Agnant qui a conquis une grande aura s’est largement consacrée à un répertoire d’histoires pour jeunesse (Alexis d’Haïti, Alexis, fils de Raphaël, Vingt petits pas vers Maria, Maria, Maria, Maria, L’oranger magique », La légende du poisson amoureux, La nuit du Tatou), réinterprétant et utilisant un style élégant. D’où une inspiration à la croisée de l’histoire haïtienne, de l’autobiographie et du monde moderne. Et elle a trouvé matière à réflexion. Dans ses nouvelles comme dans ses romans pour la jeunesse et ses contes, elle a un humour surprenant et n’a pas la faconde de ceux et celles qui ne sont qu’en colère. Avec les adultes que nous sommes et les jeunes adolescents, elle est d’une franchise incroyable, constante, mais elle n’essaye pas de la cacher en plus. La franchise est sa principale marque de fabrique. Je crois que c’est aussi lié à sa situation d’exilée, d’immigrante : on parle forcément, en toute liberté des choses qui fâchent, car cela libère, réconforte.
Sa pensée, celle d’une experte en fictions, en histoires soucieuses de poésie, apparaît toujours très laborieuse, comme en témoignent quelques recueils de nouvelles dont Le silence comme le sang, Nouvelles d’ici, d’ailleurs et de là-bas. C’est le croisement de l’ombre et de la lumière. À contre-courant des idéologies et des systèmes qui avaient dominé la vie intellectuelle des décennies durant, Marie-Célie Agnant qui est aussi une poétesse formidablement vivante, délicate et pudique a élaboré une œuvre qui parle au cœur et à l’imagination tout en s’inspirant des dures réalités des temps passé et présent. La poésie est omniprésente, essentielle dans son œuvre romanesque et dans ses microfictions. Une poésie sans doctrine, sans volonté de puissance et sans langue de bois.
Autrice de recueils de poèmes, aussi sanguins, resplendissants de vivacité que Balafres, Et puis parfois quelquefois, Femmes des terres brûlées qui tranchent avec la cacophonie ambiante, sa parole est percutante. Sa mémoire aussi.
La force qui l’a portée pendant ses années de cauchemar macoute l’aidera à refaire sa vie, une fois rentrée au Canada. L’horreur du passé : toute son œuvre en est imprégnée, il ne faudra jamais oublier. Toute son œuvre peut aussi être lue comme une vraie continuité, une ligne cohérente, homogène, soudée par une mémoire obsessionnelle, et ce, malgré la multiplicité des genres et des sources d’inspiration. Comme si la poétesse était parvenue à instiller à ses romans glaçants le même souffle, à infléchir en douceur ses nouvelles et ses contes en interrogeant son histoire et la façon de la raconter.