Chroniqueur de la vie quotidienne, écrivain et ancien ministre haïtien de la Culture et de la Communication, Pierre-Raymond Dumas est connu pour son tempérament vif et un franc-parler assumé et teinté parfois de nuance. Nouvel invité de COM1, il dit son amour pour Montréal, mais surtout ses rendez-vous manqués avec la métropole.

Par Pierre-Raymond Dumas

C’est une histoire d’amour. Quelle merveilleuse ville! En hiver comme en été, je m’y suis toujours senti heureux, en tous points. Le temps de vivre autre- ment, le temps de rêver, le temps de me souvenir d’êtres chers, le temps de penser et d’écrire avec joie.

En effet, cette histoire d’amour – jamais consommé en fin de compte – remonte à mon adolescence. On était, autant que je me souvienne, au beau milieu des années 1970. Sans papiers officiels, ma sœur adoptive, Marie- Claire Innocent, une fois bien installée au Canada, devrait nous faire venir, c’est-à-dire ma mère adoptive Simone Jean-Paul (Man Simone), moi et mon frère adoptif André Jude Dumas, ainsi que ma sœur adoptive Marie-Claude Dumas. C’était comme jouer à la loterie, mais pour financer le voyage de Marie-Claire, Man Simone avait dû s’endetter. C’est dire à quel point nous avons dû vivre dans une sorte d’attente soutenue, de suspense intense. C’est une époque trompe-l’œil. D’autant plus que nous imaginions béatement que nous irions à Montréal nous établir définitivement.

Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu. Les aléas de la vie en ont décidé autrement. Quelques années plus tard, Marie-Claire s’est effectivement intégrée à la société québécoise, malgré les embûches de toutes sortes et a épousé un compatriote (Erick Alnéus) avec qui elle a eu deux enfants : Jean Marie et Ericka Alnéus, l’actuelle conseillère de ville du district d’Etienne Desmarteau et responsable de la culture et du patrimoine Montréal. Des conditions de travail très dures. C’est une vie de stress, de difficultés d’adaptation très fortes. Gravement malade, elle passe de vie à trépas. En un laps de temps. C’était un être simple, fragile, laborieux, très généreux envers ses semblables. Un destin brisé, l’espace d’un cillement. Nos rêves d’outre-mer balayés aussi. En réalité, j’avais pris ce décès prémonitoire pour un échec définitif en ce qui a trait à mon départ pour le Canada dont la grandeur fascinante était partout visible dans le cinéma, les lettres, les chansons, les conversations : c’était une contrée brillante.

Dans cette situation décevante, la réalité nous éclate brutalement au visage. Résistantes à la mémoire, les années ont filé et nous avons déménagé de l’Avenue Panaméricaine à la rue Faubert pour nous installer finalement à la rue Rébecca. Entre-temps, Marie-Claude est partie pour l’Allemagne où elle vit depuis plusieurs décennies avec son mari, un Allemand pur sucre, et ses deux filles. Jusqu’au début de l’âge adulte, j’ai éprouvé un fort sentiment de distance, de doute, d’écart par rapport à la terre natale, de crainte pour l’avenir. Un sentiment d’incertitude sur le degré réel d’attachement au pays. C’est du côté de mes contacts littéraires, de mes rencontres intellectuelles qu’une fois de plus la possibilité d’immigrer au Québec a ressurgi, dix ans plus tard, si frappant que cela puisse paraître. Ces rencontres qui ont joué le rôle de go-between tiennent du miracle du pluralisme des savoirs, des types de connaissance. C’était Georges Anglade (1944-2010) et Gérard V. Étienne (1936-2008) avec qui j’entretenais des contacts serrés soit par téléphone soit par la poste, qui insistaient pour que je vienne poursuivre mes études à Montréal. Finalement, cela ne s’est jamais fait. Ni l’un ni l’autre ne pouvait tout planifier ou activer, ils l’ont compris peu à peu.

Toute cette partie de mon histoire personnelle comporte des regrets. C’est aussi pour moi l’occasion de témoigner chaleureusement d’une amicale admiration envers ces deux figures de référence de la diaspora haïtienne, Georges Anglade et Gérard V. Étienne qui partageaient cette même empathie pour la culture canadienne, plus particulièrement québécoise. Lorsque plus tard – après la chute de Jean-Claude Duvalier, en 1986 –, j’ai rencontré à plusieurs reprises Anglade et Étienne, avec beaucoup d’émotion et sans aucune forme d’amertume, je leur ai dit à quel point ils avaient failli bouleverser totalement mon existence, mon destin, comme on dit.

Éloge à Georges Anglade

Ma rencontre avec Georges Anglade a été essentielle et c’est pourquoi, dix ans après sa mort tragique, j’ai consacré un livre sur ses œuvres et sa pensée, un livre de plus de 500 pages en phase de corrections. Un travail qui tente d’expliquer la permanence du conflit, de l’affrontement en tant que fléau au sein de notre pays. Pour ses nombreux ouvrages et nos conversations à bâtons rompus, sa disponibilité toute fraternelle et son esprit d’ouverture, je lui suis énormément redevable.