Il y a vingt ans, le poète, écrivain, essayiste, académicien et éditeur Rodney Saint-Éloi a créé et propulsé la Mémoire d’encrier. Une maison d’édition pour donner voix aux silencié.es et des histoires à contre-courant. Des voix décoloniales qui permettent de faire remonter nos humanités. Rédacteur invité de la troisième édition de COM1, Saint-Éloi revient sur les vingt ans de l’édition engagée et diversifiée. Bienvenue à la « maison qui porte la mémoire des humbles et des humiliés ».

Par Rodney Saint-Éloi

Je suis éditeur et poète d’origine haïtienne. J’ai étudié en linguistique, en économie et en littérature en Haïti aussi bien qu’au Québec. En 2001, j’ai décidé de m’établir à Montréal. J’aime dire quand on me demande « D’où viens-tu? »  que je viens du pays de Jacques Roumain et de Marie Chauvet. Avant l’exil, j’avais une vie. J’avais commencé à Port-au-Prince en enseignant, faisant mes premières armes comme journaliste, puis m’orientant vers une carrière d’écrivain et d’éditeur.

Quand on me pose des questions sur mon pays natal (ce qui est le lot de tous les exilés), sa misère et ses malheurs, je réponds en évoquant l’art, la littérature, les grandeurs et richesses de la culture du pays. J’aime citer ces écrivains qui ont construit dans leur livre une histoire digne et belle. Grâce à ces écrivains, et à leurs livres, je parviens à définir mon territoire, mes légendes. Je parviens à cheminer et à témoigner de ma présence au monde. En citant les noms de peintres et d’écrivains, je veux simplement dire que j’ai de l’encre dans mon sang. J’écris, lis et édite comme je vis.

Cela fait longtemps aussi que le pays d’Ayiti, malgré la banqueroute qui le ronge, demeure un pays de forte tradition littéraire. J’appartiens à une communauté qui célèbre les 100 ans de l’écrivain Jacques Stephen Alexis. J’appartiens à une communauté qui a fait de la littérature une arme massive de citoyenneté.

Écrire, lire, éditer constituent pour moi le même et unique verbe d’action qui permet d’affirmer ma présence au monde. Comment exister sans participer à la conversation que mène le monde? Car le monde n’est rien d’autre qu’une conversation. J’existe alors ainsi. Je me rends compte que je me réveille tous les matins avec ces verbes-là : écrire, lire, éditer. Ce sont mes obsessions. C’est ma manière de définir ma présence au monde.

J’ai été toujours marqué par le défi de penser. Penser comme l’a fait le grand ethnologue Jean Price-Mars, qui nous invite à sortir du cercle de l’aliénation et de l’indignité pour pouvoir ouvrir l’horizon du futur.

Comment vous parler de Mémoire d’encrier?

 La vérité est que je ne saurais vivre sans être au service d’une cause. Cette cause est celle d’une intelligence, d’un sens de la relation et de la beauté que seule la littérature ose offrir.

Mémoire d’encrier est ainsi appelée à affirmer/réaffirmer/défendre des voix, visions et imaginaires. Nous défendons ces présences que l’on tend souvent à exclure. Il y a toujours quelque chose à défendre, disait le poète Davertige.

Cela fait bien vingt ans que Mémoire d’encrier existe. Cette maison porte la mémoire des humbles et des humiliés. La maison s’appelait Mémoire, en Haïti, et est devenue Mémoire d’encrier, au Québec, en 2003. Le pari est toujours le même. Allumer le feu de l’intelligence. Convoquer les mots et les consciences pour répondre à tous les rendez-vous de l’histoire.

Cela fait vingt ans que Mémoire d’encrier bat le tambour. Lisons pour exister. Lisons pour mieux comprendre et définir notre présence au monde.