Titulaire d’un doctorat en géographie, maître de conférences à l’Université Panthéon-Sorbonne, écrivain et chercheur, Jean Marie Théodat est le rédacteur invité de la cinquième édition de COM1. Pour l’occasion, l’auteur de L’art (d’être) nègre – Carnets de terrain. Pratique géographique et aires culturelles – revient sur le symbolisme et l’impact de la révolution haïtienne qui marque la fin du régime esclavagiste dans les colonies.
Par Jean Marie Théodat
L’instabilité politique et le chaos qui prévalent en Haïti depuis quelques décennies, la misère et la corruption devenues endémiques pourraient être l’apparence d’une situation plus complexe en profondeur et qui mérite que l’on revienne au rôle et au statut de la République au regard de l’histoire. Non qu’il faille chaque fois tirer gloire de notre passé pour nous excuser d’être les derniers de tous les classements dans la Caraïbe. Mais parce que la compréhension de cette complexité peut nous aider à trouver les failles de notre système. La question se pose de savoir de quoi Haïti est le nom, il faudra toujours remonter à ces origines glorieuses désormais rangées dans les combles de l’histoire, mais qui continuent de jouer dans les soubassements de l’édifice social tout entier.
La proclamation de l’indépendance d’Haïti, le 1er janvier 1804 par Jean-Jacques Dessalines, est dans l’histoire des libertés, un évènement dont la portée dépasse de très loin les limites de notre île. Par ses conséquences à la fois sur le plan politique, social et philosophique, cette libération est considérée comme un temps fort de l’histoire.
Sur le plan politique, c’est le début de la fin du système colonial avec tout ce que cela suppose de relation de sujétion entre la colonie et la métropole; de hiérarchie des couleurs et d’esclavage pour les Africains. Ces liens entre le politique et le racial, établis depuis 1492, avaient institué le règne du Blanc et l’asservissement du Nègre comme un décret divin scellé dans la Bible. Lorsqu’en 1791 les esclaves haïtiens se soulèvent à l’instigation de Boukman; lorsque dans la lutte, Toussaint Louverture, vainqueur de trois couronnes (Espagne, Angleterre et France) rédige la première constitution, en 1801; lorsqu’en 1803, les troupes indigènes l’emportent sur les Français à Vertières, ils mettent fin à trois siècles de relation fondée sur le principe de l’Exclusif colonial. C’est un séisme qui marque le début de l’ère décoloniale dont nous n’avons pas fini de subir les secousses en 2022.
Haïti en tant que première nation libre de l’Amérique latine a aidé ses voisins à se libérer du joug des colons : l’aide fournie à Bolivar en 1816 par le président Pétion est un motif solennel de reconnaissance des Républiques sud-américaines envers Haïti. Geste pour lequel le Venezuela, l’Équateur, la Colombie et le Panama sont reconnaissants à jamais.
Sur le plan social, l’indépendance haïtienne marque l’entrée sur la scène historique d’un nouveau type de citoyen : le paysan. Celui-ci est héritier à la fois des traditions des marrons et des nouveaux libres qui fuient les codes ruraux à peine moins humiliants que le code noir de 1665. Vivre libre ou mourir. Cette devise reste gravée dans l’esprit de chacun. Ainsi, établis dans les mornes, loin des plantations, dans le cadre d’une agriculture vivrière associant l’élevage à la longe à des cultures sous pluie, mettent-ils en place ce qui deviendra peu à peu le pays en-dehors. Avec l’indépendance, les nouveaux libres optèrent en masse pour le statut de paysan libre maître de son lopin et cultivant pour nourrir sa famille. Même si, en marge des jardins vivriers, la culture de certaines denrées, comme la canne à sucre, le café, le cacao, permettait de maintenir un certain lien avec le marché. Ce modèle de paysan libre et prospère, maître du sol et de son temps, constitue l’idéal haïtien opposé au système de plantation triomphant partout ailleurs au XIXe jusqu’au XXe siècle dans la plupart des pays du Sud.
À un autre niveau, Haïti représente un symbole de lutte pour la dignité humaine universelle. En se proclamant libres, les Haïtiens ont brisé les chaînes mentales qui maintenaient asservie la moitié de l’humanité dans cette partie du monde. Haïti est la négation d’un système philosophique qui plaçait la raison de l’homme blanc au-dessus de tous les autres. Le monde était représenté à travers le prisme d’un système esclavagiste où l’altérité était vécue comme une source de tension et d’adversité. Tous les maux et tous les vices surgissent comme un masque sur le visage de l’étranger et la relation ne peut être fondée que sur la sujétion ou le mépris. Les deux le plus souvent. C’est donc en Haïti que le Noir est devenu citoyen pour la première fois d’un État moderne fondé sur des principes universels, en « Haïti, pays où la négritude s’est mise debout pour la première fois », dit Césaire. Ce rôle de pionnier a valu à notre pays d’être ostracisé par les puissances durant la première partie de son histoire, comme une peste à contrôler à distance. Il fallut attendre 1825 pour que la France reconnaisse l’égale dignité de ce pays à être admis comme un pays libre. Contre une rançon de 150 millions de francs or.
Les États-Unis attendront 1862, en pleine Guerre de Sécession, en prélude à l’abolition de l’esclavage sur leur propre sol, pour franchir le pas de la reconnaissance officielle. Ils délègueront, de 1889 à 1891, pour les représenter à Port-au-Prince Frederick Douglass, un ambassadeur de la couleur des Nègres libres d’Haïti. Même tardif, l’hommage était superbe.