Par Jean Max St Fleur
À la direction des soins infirmiers de l’hôpital de Verdun, Jenny Ulloa gère d’une main soignante l’unité des soins intensifs. L’originaire du Nicaragua a su profiter des opportunités que le Québec offre aux personnes issues de l’immigration qui ont l’ambition et la volonté de réussir à leur terre d’accueil. Récit d’un succès.
Dans les années 1980, des milliers de gens ont été pris au piège de la révolution manquée des sandinistes au Nicaragua. Parmi eux, Jenny Ulloa et sa famille. Refusant la fatalité, ceux-ci conviendraient de forcer le destin, en fuyant leur pays déchiré par la violence, les tortures, les disparitions forcées et les exécutions massives.
La situation était d’autant plus compliquée pour les hommes âgés de vingt à soixante ans à l’époque. Ils étaient enrôlés de force et massivement par les sandinistes qui mettaient fin à la tyrannie d’Anastasio Somoza Debayle. Le Front sandiniste de libération nationale voulait ainsi châtier ceux qui ont été perçus comme des opposants à la révolution naissante.
Alors que Jenny n’a eu que cinq ans, son père fuyait le pays en laissant derrière lui sa petite famille. Elle garde encore aujourd’hui le souvenir de ce moment douloureux. « À l’époque, l’armée cherchait à enrôler de force des hommes en vue de prêter main-forte aux militaires pour affronter les forces rebelles. Puisque ces recrues inexpérimentées n’en revenaient souvent pas, ma mère avait alors demandé à mon père de fuir pour sauver sa vie », se rappelle celle qui est devenue un visage incontournable à la direction des soins infirmiers de l’Hôpital de Verdun.
Avec une pointe d’humour, elle évoque ce jour où l’on est venu chercher son père pour aller au front. « J’étais toute petite… Un jour, des militaires sont venus cogner à la porte. Ma mère a tout de suite demandé à mon père d’aller se cacher de peur qu’il ne soit repéré. Quand ils ont demandé à ma mère, où était Oscar ? Elle leur a répondu qu’il avait déjà quitté le pays. Et moi j’étais là, en toute innocence, regardant ma mère effrayée, le monsieur devant la porte et les pieds de mon père dans sa cachette. Je disais dans ma tête, mais non ! C’est faux. Mon père est là. Il n’est pas parti. »
De Guatemala au Québec
Le destin catapulte d’abord Jenny et sa famille au Guatemala, qui accueillait à l’époque des centaines de réfugiés. Là-bas, elle rejoignait son père qui les avait devancés. La traversée n’a pas été facile pour sa famille. Entassée avec d’autres clandestins dans une camionnette, pressurée par un passeur sans scrupule. « Le passeur nous a réclamé beaucoup plus d’argent que le montant qui a été négocié sous peine de nous laisser en plein milieu de la forêt », remémore-t-elle, la voix pleine d’émotion.
Après presque un an au Guatemala, ses parents avaient le choix entre l’Australie et le Canada pour une demande d’asile. Ils finiront par tourner les yeux vers cette terre d’accueil de l’Amérique du Nord.
Ils débarquaient à Sherbrooke, au Québec, en novembre 1989 avec la langue espagnole comme seul et unique moyen de communication. « On a passé une semaine à l’hôtel et le traducteur de l’immigration qui devait nous accompagner ne s’est jamais pointé. Au restaurant où l’on pouvait manger, la seule chose qu’on comprenait dans le menu c’était le mot spaghetti, le même qu’en espagnol. On a dû manger des spaghettis au déjeuner, au dîner et au souper », lance-t-elle dans un éclat de rire.
Aujourd’hui, la langue de Molière n’est plus une barrière pour Jenny Ulloa. Elle parle un français soutenu, limpide et sans accent.
Repousser les limites
Dans les années 1990, la ville de Sherbrooke située au cœur des Cantons de l’Est n’avait pas une aussi bonne réputation en matière d’immigration qu’aujourd’hui. La famille a connu des désillusions, assaisonnées de racisme à l’occasion. À l’école tout comme à l’église. « On était victime de beaucoup d’actes discriminatoires basés sur notre origine probablement. La façon dont on nous parlait, dont on nous traitait même dans cette église qu’on fréquentait laissait à désirer », raconte l’infirmière aguerrie.
Loin de se laisser intimider, elle a repoussé ses limites. « Je me suis appuyée sur les valeurs que mes parents m’avaient inculquées pour passer au travers de tout ça. J’ai eu aussi de belles amitiés au secondaire qui m’ont été très précieuses et que je garde encore. Par-dessus tout, ce qui m’a aidé à cette époque, c’était ma résilience, même à un jeune âge », témoigne la jeune femme.
Elle estime être chanceuse d’avoir été accueillie au Québec, une terre d’opportunités tant pour elle que pour sa famille. D’ailleurs, après les études interrompues au Nicaragua, sa mère a pu reprendre le chemin de l’école et a décroché son diplôme en sciences infirmières au Cégep de Sherbrooke. Elle a même prêté ses services à l’hôpital de Verdun pendant plusieurs années. « Ma mère a décroché ce poste d’infirmière à l’Hôpital de Verdun. Nous avons alors déménagé à Montréal pour une nouvelle aventure », explique-t-elle.
Comme les petits poissons suivent les grands courants, Mme Ulloa a suivi les traces de sa mère pour devenir elle aussi infirmière. Même si initialement, ce n’est pas ce qu’elle souhaitait. « Comme de nombreuses adolescentes, j’étais un peu rebelle. Je ne voulais rien savoir des soins infirmiers. Mais ma mère ne cessait de me répéter : tu vas devenir une infirmière », rigole celle qui est depuis trois ans cheffe de l’unité des soins intensifs à l’Hôpital de Verdun. « Je pense que c’était la volonté de Dieu que je sois là aujourd’hui », concède-t-elle.
De la petite fille traversant la frontière du Guatemala avec ses parents à cette femme qui a triomphé courageusement des multiples difficultés linguistiques et socioculturelles qu’implique toute immigration, Jenny Ulloa s’est taillé une place bien méritée dans son nouveau pays.
Mariée et mère de deux enfants, elle se veut une valeur ajoutée dans le réseau de la santé et fait désormais partie intégrante de ce patrimoine collectif qu’est le Québec.