Karoline Truchon, professeure agrégée en communication à l’Université du Québec en Outaouais, revendique l’égalité hommes-femmes. Cette revendication, la chercheuse postdoctorale l’associe concrètement à l’action. Co-initiatrice et directrice scientifique d’Amplifier, elle agit pour faire résonner, par exemple, les voix des personnes de quartiers à Montréal. Elle ne parle pas pour et à la place des femmes marginalisées, racisées. Sur la lutte des femmes, elle a hésité justement avant d’accepter de partager son point de vue authentique et éclairé au lectorat de COM1. Lisez ses réponses aux questions de Victor Junior Jean.
Victor Junior Jean (VJJ). Vous êtes anthropologue, chercheuse et professeure. Présenteriez-vous aussi comme féministe? Si oui, à quel courant appartenez-vous?
Karoline Truchon (KT). Merci de cette invitation à réfléchir sur ce que peut être le féminisme, et sur ce qu’il est pour moi. Oui, je suis féministe, car je revendique l’égalité entre les hommes et les femmes autant dans la vie privée que dans la vie publique et j’aspire, dans mon quotidien, à agir de sorte que cette revendication devienne action. Or, s’il existe plusieurs courants de féminismes, on peut penser notamment aux trois grandes traditions, soit le féminisme libéral égalitaire, le féminisme marxiste et socialiste et le féminisme radical, je m’inscris dans une posture – car pour moi être féministe, c’est non seulement une manière de penser, mais aussi une manière d’être qui est fluide, toujours en réflexion et en mouvement, donc jamais « réglée » – qui sait que les personnes, dont le sexe biologique, le genre et/ou l’identification comme femme ne forment pas un tout homogène. Plus précisément, chacune de ces personnes peut être discriminée non seulement pour son genre, son sexe biologique ou son identification comme femme, mais aussi pour son appartenance ou assignation ethnique, son orientation sexuelle, son âge, son statut socioéconomique ou un handicap réel ou perçu. Chacune de ces personnes qui cumulent deux ou plus de ces dimensions vit ce qui est appelé une « intersection de différentes oppressions », ce que rejette présentement la ministre responsable de la Condition féminine, Martine Biron, mais que ma collègue Mélissa Blais réfute avec éloquence et qu’Émilie Nicolas explique sans équivoque dans sa chronique au quotidien Le Devoir. « Sans une approche intersectionnelle, écrit Mme Nicolas, les programmes gouvernementaux ressemblent aux vêtements “taille unique” dans les magasins : censés faire à tout le monde, ils ne font bien à personne. Sinon, peut-être, à la “femme moyenne”, que ses créateurs imaginent tout seuls dans leur tête. »
VJJ. En tant que chercheuse, quel regard portez-vous sur le féminisme en général ou la lutte pour les droits des femmes au cours de ces dernières années? En quoi la technologie numérique a-t-elle aidé les mouvements féministes?
KT. Je perçois des avancées, ne serait-ce que de maintenant pouvoir discuter dans l’espace politique, public, académique et médiatique des féminismes, malheureusement souvent parce que des tueries et autres crimes sont commis envers et contre les femmes. On se rend compte toutefois, quand on lit les commentaires sous les articles et autres documents médiatiques et documentaires, combien il reste aussi tellement à faire pour établir cette égalité entre les hommes et les femmes. L’avènement des médias sociaux a démocratisé autant la diffusion que l’accès à des points de vues pluriels de personnes aux identités et appartenances diverses sur des événements, mais aussi sur les changements sociétaux demandés par ces personnes, dont – pour plusieurs – l’adoption d’une approche féministe intersectionnelle, en opposition aux médias de masse beaucoup plus (trop?) homogène dans la manière de présenter ce qui est considéré comme un intérêt public à partir, fréquemment, de prismes de personnes à la peau blanche, souvent socialisées pour reproduire un modèle médiatique axé sur l’imposition d’agendas décidés par ces personnes qui ne remettent pas en question leur socialisation. D’où l’émergence de médias tels que La Converse qui, avec un journalisme de dialogue, donne, d’une part, la parole aux personnes concernées et qui embauche et forme, d’autre part, des personnes de ces communautés afin qu’elles enquêtent sur leurs réalités à partir de leurs propres prismes.
VJJ. Vous êtes une passionnée d’ethnographie, de storytelling et de mobilisation sociale. À travers Amplifier par exemple, des initiatives ont pu toucher des femmes de communautés racisées ou classées dans la catégorie « minorité visible », entre autres. Quelle est votre lecture quant à l’acceptation et au respect des droits de ces femmes au Canada aujourd’hui?
KT. Cette question m’interpelle et me bouleverse, car quand j’ai réalisé le balado Les voix de Bordeaux-Cartierville en 2021 à partir d’une centaine d’entrevues menées par une équipe de dix ethnographes-storytellers, un des constats que j’ai faits est le suivant : les femmes interviewées qui ont émigré ici ne sont pas vues, entendues et reconnues par la majorité dans les espaces politiques, publics et médiatiques, car elles sont perçues, à tort, comme des femmes « ordinaires ». On recherche souvent des histoires perçues comme extraordinaires par un prisme qui reflète un regard blanchisé très entrepreneurial de soi, donc avec des leçons grandioses, plus grandes que nature. Or, les femmes qui nous ont confié leurs vécus concrétisent au quotidien depuis leur arrivée des petits-grands moments que la majorité des personnes qui ne sont pas racisées par le regard et le racisme systémique ne peuvent pas toujours en comprendre l’ampleur. Je pense, entre autres, à Laurinda Soudé, qui dans son Bénin natal s’est fait vendre le rêve de venir contribuer au « Canada, pays en construction », elle, ingénieure civile et à qui on annonce une fois arrivée ici qu’elle doit reprendre quatre à cinq années d’étude, être bilingue et, bien sûr, subvenir à ses besoins pendant qu’elle entreprend cette mise à nouveau demandée par le gouvernement tout en s’adaptant aux codes d’une nouvelle société (et à son climat)! Laurinda a connu ce qu’elle appelle des jobines et, depuis quelques mois, elle est professionnelle des finances après avoir suivi diverses formations et fait du bénévolat. Je suis admirative devant pareil parcours tout en étant sidérée que Laurinda ait eu à vivre ces embûches causées en majeure partie par des dédales administratifs et politiques.
VJJ. Dans votre article Le digital storytelling, paru en 2016 dans la revue Anthropologie et Sociétés, vous voyez la visibilité comme le résultat du « processus de visibilisation ». Quelle serait, selon vous, une excellente démarche de visibilisation qui pourrait aboutir à « l’acte de reconnaissance » des femmes marginalisées et permettre qu’elles soient pratiquement visibles dans les médias ou dans d’autres milieux au Québec?
KT. Excellente question et une des plus fondamentales à mon sens. Cet « acte de reconnaissance » passe par les espaces qu’on doit offrir aux femmes racisées qu’on marginalise socialement, professionnellement et politiquement par cette racisation effectuée par un groupe de personnes qui s’octroie ce pouvoir et qui est ensuite reproduit à différentes échelles dans les organisations et autres instances sociales et politiques. L’acte le plus radical dont j’ai été témoin dans les dernières années est cette prise de parole par Mutale Nkonde qui, lors d’une conférence à Berlin, a mentionné – et je vous avertis que ses paroles pourraient vous choquer, car elles peuvent sembler crues quand on ne vit pas ces réalités comme Mme Nkonde les vit au quotidien. Elle demande aux hommes blancs, qui ont du pouvoir et des accès à ces espaces de pouvoir de l’y introduire, de l’y amener, et de la laisser ensuite « fucking alone », car elle sait quoi dire et comment le dire. C’est ce que je tente de faire depuis : offrir ce type d’espaces et me retirer de ceux-ci pour laisser toute la place aux femmes qui sont racisées.
VJJ. Que vous inspire la Journée internationale des droits des femmes? Auriez-vous un message particulier en cette occasion?
KT. L’entraide est fondamentale dans la suite de notre revendication d’une société plus égalitaire. Cette entraide passe par ailleurs par nos capacités à écouter ce qui est réellement dit et en jeu. Par exemple, plusieurs pourraient être rebutés par la manière avec laquelle Mme Nkonde amène son point de vue situé. Or, cette manière de dire, de faire et d’être est en réaction à son vécu du et au quotidien, et à celui de milliers d’autres femmes racisées, qui se voient interdites de prendre leur place en vertu de la couleur de leur peau. S’il faut parfois lire entre les lignes, j’aimerais qu’on puisse entendre parfois ce qui se cache en dessous des mots et de leurs intonations.
VJJ. Merci beaucoup d’avoir répondu aux questions de COM1.